L'AUTRE.CH

Suisse / 2008

L’exposition L’Autre.ch est le fruit d’une collaboration avec la rédactrice Anne-Romaine Favre et l’Université de Lausanne. A travers une série de portraits et de témoignages de migrant-e-s vivants en Suisse, et d’un travail de recherche universitaire sur les stéréotypes, cette exposition a pour but de bousculer les idées reçues, de nous confronter à l’Autre.

MANUEL / ETUDIANT EN MEDECINE /COLOMBIE

« Au moment où je faisais mes valises, je les faisais comme si je partais en vacances. J’aurais voulu prendre ma maison dans mes valises. Je ne pouvais pas croire qu’on partait pour toujours »
Après l’assassinat de son père, Manuel doit quitter en urgence la Colombie, car le reste de la famille est à son tour menacé. « Avec mon frère on essayait de devenir grands, mais plein de choses nous échappaient. C’était la fin de notre enfance ». Manuel, son frère et sa mère partent une première fois en Uruguay dans l’espoir de se faire oublier. Mais après une année d’exil, les risques n’avaient pas diminué, les contraignant à quitter définitivement l’Amérique latine.

« J’ai mes racines en Colombie, mais c’est un endroit où on m’a fait tellement de mal. La Suisse est maintenant mon port d’attache. C’est un endroit qui m’est cher et où je commence à tisser ma vie d’adulte, avec les gens que j’aime » dit-il en serrant fort la main de son amie Clara.

KHALED / TAILLEUR / AFGHANISTAN

« Tous les vendredis, pendant deux ans, les Talibans venaient dans ma cellule pour me frapper les pieds avec des barres de bois mouillé. C’était ma punition pour avoir caché des catalogues de mode dans mon atelier de couture »
Pour avoir refusé de se soumettre aux lois des Talibans, Khaled a été arrêté et tabassé, à en perdre une partie de l’ouïe. Après deux ans passés en prison, il a fui au Pakistan, mais les Talibans l’ont retrouvé. Il n’avait désormais plus le choix, il devait s’exiler.

« Arrivé en Suisse, j’ai pris conscience qu’il fallait que j’apprenne le français pour m’en sortir par moi-même » Khaled se rend alors deux fois par semaine de Ste-Croix à Lausanne pour suivre un cours de français. Durant les deux heures et demie de trajet, il répétait ses leçons et recopiait dans un cahier des mots saisis au hasard des conversations alentour. « Je voulais apprendre à tout prix » dit Khaled en pesant ses mots.

JEANNE / COMMERCANTE / CONGO

« Mon mari est mort durant la guerre et mes enfants ont été dispersés dans des orphelinats en Belgique, en Suisse, au Sénégal et au Congo. Il m’a fallu remuer ciel et terre pour les retrouver »
Aujourd’hui, malgré les deuils successifs, Jeanne a pu reconstituer une partie de sa famille et retrouver des forces dans les activités qu’elle exerce pour l’établissement vaudois d’aide aux migrants. En s’occupant de jeunes migrants africains, qui arrivent sans parents en Suisse, elle retrouve un peu le rôle qu’elle avait auprès de ses enfants avant la guerre. « Je suis un peu leur maman. Je leur prépare du riz sauce et du poulet pour leur rappeler leur pays».

Jeanne s’occupe également de personnes âgées. Chaque samedi, elle va faire des courses et mange en leur compagnie. « J’aime beaucoup parler avec les personnes âgées. Dans mon pays, elles sont une richesse. On en prend soin. Mais je comprends aussi qu’en Suisse ce n’est pas facile de concilier travail et famille ». Un équilibre que Jeanne a malgré tout réussi à trouver.

SERGUEJ / METTEUR EN SCENE / KAZAKHSTAN

« En Suisse, j’ai travaillé comme serveur, puis comme jardinier, mais je suis avant tout metteur en scène »
Depuis l’âge de neuf ans, Serguej sait qu’il deviendra metteur en scène. Il prend à l’époque des cours de théâtre dans un centre de loisirs, puis après sa scolarité obligatoire, il étudie à l’Institut de théâtre d’Almaty. « J’ai choisi un métier qui me permettait d’être libre » ; cette même liberté artistique qu’il a revendiqué une fois devenu directeur du centre culturel d’Almaty et qui lui a valu des coups et des menaces. Jamais il n’aurait pensé devoir un jour fuir son pays pour avoir défendu cette liberté.

Aujourd’hui, malgré tout il continue de croire en la force de la créativité. Il se démène pour trouver un lieu où il pourrait animer des ateliers de création et transmettre à des enfants sa passion pour le théâtre.

NURTEN / DESSINATRICE EN BATIMENT / TURQUIE

«Tout ce qui compte pour moi, c’est que ma fille soit en sécurité. Elle est tout pour moi »
Nurten a fui la Turquie il y a cinq ans en emportant avec elle sa fille, Destina. De cette période difficile il ne reste que des souvenirs rendus vagues et des souffrances tues : un divorce douloureux, le risque de perdre Destina et des opinions politiques en tant que kurde qui lui ont coûté cher.

Nurten veut maintenant aller de l’avant et donner un avenir à sa fille. « Je me suis battue pour comprendre le système scolaire suisse et faire en sorte qu’on donne une chance à Destina d’avancer malgré ses difficultés en français et en math. Je la suis de près pour que tout se passe bien pour elle.  Je sais que Destina va réussir ». Mère et fille se soutiennent. « Quand je ne me sens pas bien, Destina m’aide. Grâce à elle, je me sens forte »

THIKRA / JOURNALISTE / IRAK

« J’ai été la première femme reporter de guerre en Irak. Ma famille me soutenait et était fière de moi »
Pour ses engagements et sa liberté de ton, Thikra a payé le prix fort. La moitié de sa famille a été tuée et elle a dû fuir son pays sous la protection de Reporters sans Frontières. Thikra savait ce qu’elle risquait, mais elle voulait témoigner des atrocités de la guerre « J’ai fait un reportage dans des prisons sur des femmes qui ont été violées ou enlevées par des officiers. J’ai pris des risques, car je dénonçais des faits que le gouvernement voulait cacher».

Aujourd’hui, Thikra n’écrit plus, paralysée par la culpabilité. « C’est dur d’être en vie et de savoir que d’autres souffrent ou ont souffert à cause de toi ». Celle qui a tant lutté dans son pays se retrouve impuissante, comme dépossédée d’elle-même. « Avant on reconnaissait ma force, maintenant je suis une réfugiée qui a besoin de protection ».

Aïtsaid / ECRIVAIN / ALGERIE

« Quitte à y laisser ma vie, je préfère que les jeunes mettent fin à leur mal-vie plutôt qu’à leur vie»
A la suite d’un attentat proche de chez lui, Aïtsaid décide d’écrire un livre. « J’étais en voyage, lorsqu’une bombe a explosé près de chez moi. J’étais à ce moment-là au téléphone avec ma femme. La ligne a été coupée pendant huit heures. Ça a été l’enfer. Je me suis dit quitte à souffrir, autant que ça serve. »

Dénoncer les intégristes de tous bords a un prix en Algérie. Aïtsaid le sait depuis qu’il a dû quitter famille et amis pour s’exiler en Suisse. « L’Algérie ne se porte pas bien. Les médias sont bouclés. On ne peut pas parler des attentats, des actes de torture et des assassinats. J’ai emporté avec moi le brouillon du livre qui va raconter tout ça. » Mais à son arrivée à Vallorbe, on lui confisque ses écrits pour les ajouter à son dossier. Depuis, il réécrit patiemment toutes les pages de son futur livre.